SAVEZ VOUS QUE…
Correspondance de Michel SARRAUTE
Lorsqu’Ulysse part pour la guerre de Troie, il n’emporte pas son arc. Cela peut paraître bizarre. Il avait probablement d’autres armes et cet arc célèbre que personne d’autre que lui n’était capable de bander, était un objet extrêmement précieux, d’une grande valeur, conservé dans la chambre au trésor avec l'or, les joyaux et les bijoux. Cette pièce unique et exceptionnelle était un cadeau d’Iphitos qui le tenait de son père le roi Eurytos qui l’aurait reçu des mains d’Apollon lui-même. Ulysse tenait sans doute trop à ce présent d’une valeur inestimable pour risquer de le voir détruit ou perdu au cours de ses pérégrinations.
Cet arc célèbre entre tous, a suscité de nombreuses recherches. Les arcs utilisés en Grèce à cette époque étaient de deux sortes : les arcs droits, en bois, venus d'Egypte en passant par la Crète, et les arcs reflex originaires d’Asie. Ces derniers, beaucoup plus puissants, étaient aussi de facture bien plus élaborée. II s'agissait d’arcs composites, fabriqués à l’aide de deux matières différentes contrecollées : des tendons de bœuf pour la tension, face extérieure, et de la come pour la compression, face intérieure. Certains arcs, utilisés par les cavaliers scythes, étaient de très petite taille, alors que les autres, plus grands, équipaient les fantassins.
L’arc d'Ulysse était un grand arc reflex composite de la plus belle qualité, probablement en provenance de Lycie en Asie Mineure. L'étude des textes grecs, et notamment le vocabulaire utilisé dans l'Illiade et dans l'Odyssée dues à Homère, permet de l’affirmer.
La taille de cet arc a pu être évaluée avec une assez grande précision, Pour cela, on a rapporté la taille des guerriers représentés sur de nombreuses poteries à la taille de leurs arcs. On connaît la taille moyenne des hommes de la haute antiquité grecque, ïl est donc possible d’évaluer correctement la dimension des arcs Toutes les mesures effectuées donnent les résultats suivants : le grand arc reflex mesurait en moyenne 1 mètre (entre 0,90 m et 1,10 m au maximum) et les flèches entre 60 et 70 cm. Ces arcs et ces flèches étaient donc très petits par rapport au matériel que nous utilisons aujourd’hui.
Pour avoir une idée des procédés de fabrication, on peut se référer à la description suivante qui concerne les artisans de certaines tribus indiennes d’Amérique du nord : « … la corne de chèvre était fendue en longues échardes qui étaient ensuite mises à bouillir jusqu'à ce qu'elles soient malléables. Elles étaient ensuite collées ensemble, mises en forme, soigneusement lissées et ensuite revêtues de tendon. Après séchage, une couche de colle était étendue et du gypse brûlé répandu sur le tout afin de blanchir l'arc. La fabrication d'un tel arc demandait environ trois mois. »
Les flèches étaient en roseau, « donax» en grec, mot qui a donné son nom à un type de roseau, Arundo Donax, la «canne de Provence». Elles se brisaient souvent au moment de l'impact, laissant dans le corps les pointes en bronze, trilobées, souvent à barbe, qui provoquaient de graves blessures.
Quelle était la portée de ces arcs ? On ne peut se baser ici que sur des tests et des essais réalisés depuis le XIX° siècle. La portée maximum peut être évaluée à près de 1000 m pour un arc et un archer exceptionnels, 400 m étant une distance aisée à atteindre. Quant à la portée utile, elle est de 200 m. Un archer bien entraîné, comme l’étaient tous ceux de l’époque d’Ulysse, pouvait atteindre facilement une cible entre 60 et 80 m. C’est dire à quel point cette arme pouvait être efficace dans des combats au cours desquels il fallait éliminer le maximum d’ennemis avant les corps à corps.
Quelle était La précision de ces arcs ? Toujours selon l'Odyssée, Pénélope, l’épouse d'Ulysse, décrit l'entraînement auquel s’astreint notre héros : « Ulysse alignait 12 haches, puis à bonne distance, il allait se poster pour envoyer sa flèche à travers tout le rang. » Ces haches étaient munies d’un anneau fixe qui permettait de les accrocher à un mur pour éviter de se blesser ou qu’elles ne s’émoussent si on les avait posées par terre. Le diamètre de cet anneau était d’environ 5 cm. Ulysse plantait les 12 haches en ligne dans la cour de sa demeure, espacées d’un pied, trente centimètres environ, et tirait du fond de la cour qui devait avoir 12 à 15 m de long. S’il la plaçait bien au centre des anneaux des deux premières haches, sa flèche était guidée jusqu’au bout de l'alignement par les anneaux qui étaient séparés les uns des autres d’une distance nettement inférieure à la longueur de la flèche.
(A une douzaine de mètres dans une « mouche » de 5 cm sans viseur, sans loupe, sans décocheur… pas facile… cela vaut bien l’abat l'oiseau !)
Cet article est tiré d’un texte publié dans le n° 44 de la Gazette des Armes au mois de décembre 1976, sous la signature de Pierre Lorain. Une copie de ce texte se trouve dans la bibliothèque de la Compagnie. Ceux que cela intéresse y trouveront un exposé détaillé sur les aspects techniques concernant les différents arcs : arc droit, arc droit renforcé, arc composite, arc composite reflex, accompagné de schémas particulièrement instructifs.
L’arc chinois, arme nationale d’essence divine « … a survécu jusqu’à l’aube du XX° siècle en raison du respect religieux des traditions .. . » et se maintint contre vents et marées, sans varier dans sa forme ni dans sa substance, depuis les origines de l’histoire de ce pays jusqu’à la mort de sa dernière impératrice. » (1)
Cet arc n’est cependant pas d’origine chinoise. L’arc chinois, c’est l'arc des steppes, celui des hordes mongoles et tartares, introduit en Chine en même temps que le cheval. Les arcs de deux personnages mythiques, Ulysse et l’empereur Shung, viendraient donc de l'immense Sibérie ou de chez les Hyperboréens, ce peuple dont le nom est fréquemment cité dans les textes grecs.
A la fin du XIX° siècle, alors que les armes à feu étaient utilisées depuis fort longtemps dans toutes les armées du monde, les examens dans les écoles militaires comportent toujours en Chine des épreuves de tir à l’arc. « … Un examen portant sur l’exercice du fusil et du canon serait plus logique, mais par respect pour une institution léguée par les ancêtres, rien n’a été changé. » Ainsi s ‘exprimait un haut dignitaire chinois en 1895.
Les caractéristiques de ces arcs ont été recueillies par un père jésuite, le Père Zi.
Il a décrit les deux types d’arc qui étaient utilisés dans l’armée chinoise : ceux pour le tir à pied (longueur « bandé» de 1,78 à 1,81m,; poids de 650 à 1005g, puissance minimale de 36 livres), et ceux pour le tir à cheval, plus petits (1,60m env) pesant 470g et de puissance supérieure à 60 livres (2). Ces chiffres très précis avaient été fixés par un décret impérial en 1760 et n’ont pas varié durant plus de 200 ans.
Quant aux flèches, leurs dimensions étaient moins strictement réglementées. Elles mesuraient entre 92 cm et 1m de long, pour un diamètre de 10 à 12 mm. Les plus légères, renflées en leur milieu, servaient pour le tir à pied.
Les épreuves militaires de sélection se déroulaient sur deux types de cibles suivant qu’il s’agissait de tir à pied ou à cheval. À cheval, on tirait 3 flèches sur 3 mannequins en paille distants de 45m les uns des autres, dans une arène de 300m. Le cheval lancé au galop, le tireur devait placer au moins une flèche dans une cible. Pour le tir à pied, la cible était une toile blanche de 79cm x 1,76m, avec une mouche de couleur rouge en son milieu, tendue entre deux poteaux. Le tireur avait droit à 6 flèches dont 2 au moins devaient atteindre la cible en n'importe quel point.
Comparée à notre Beursault, l’épreuve de tir à pied peut paraître facile puisqu'elle se tirait à 46m (en 1760) mais en consultant les archives impériales, on a découvert que la distance était de 77m de 1693 à 1760 et même de 123m avant 1693 (!!!)
Les arcs chinois étaient très semblables à ceux de l’époque d'Ulysse (3): des arcs composites, reflex, précontraints, fabriqués avec les mêmes substances qu’en Asie Mineure et en Grèce. Débandés, ils avaient la forme d’un C retourné (4). Les cordes étaient très épaisses, composées d’une douzaine de fils tressés.
Les arcs d’origine avaient été perfectionnés par l’adjonction aux deux extrémités, de deux bras de levier droits et rigides, sur lesquels étaient fixés deux chevalets semblables à des chevalets de violon. Grâce à cela, on pouvait les tendre beaucoup plus facilement et la corde butait en fin de course sur les chevalets, avant la décoche de la flèche, ce qui augmentait sa vitesse initiale. Ces arcs étaient beaucoup plus longs que les arcs grecs et ceux des cavaliers scythes, d’environ 60cm.
Des spécialistes ont identifié dans écriture chinoise une série d’idéogrammes en relation directe avec le tir à l'arc.
Ils affirment notamment que l'arc avec ses bras de levier date de 1000 ans au moins avant notre ère. L’idéogramme «Zhongguo » qui désigne la Chine, signifierait : « l’Empire dont la flèche est au centre de la cible», le caractère « Chang », fort et bon, représente un arc qui peut tirer une flèche sur la longueur de deux champs. L’hésitation ou le doute sont représentés par une flèche qui manque sa cible. Une maladie subite frappe comme une flèche.
Et dans la mythologie chinoise, celui qui voulait devenir roi devait décrocher le soleil à coups de flèches. Malheur à lui s’il le manquait : ses flèches retombaient sur lui et le foudroyaient.
Oserions-nous aujourd’hui participer au tir du roi si de pareilles menaces planaient au-dessus de nos têtes ?
(1) extrait d’un article de Pierre Lorain, publié dans la « Gazette des Armes » n° 87 de novembre 1980, page 13, à partir duquel a été rédigé le présent texte. Une copie du texte intégral se trouve dans la bibliothèque de la Cie.
(2) les chiffres cités par le Père Zi sont 30 livres chinoises, soit 18 kg env. et 50 livres chinoises, soit 30 kg env.
(3) voir l’article sur « L’Arc d'Ulysse » dans le précédent n° du Toxophile.
(4) ceux qui ont visité le musée de l’Archerie à Crépy ont pu voir ce type d’arc
Savez-vous ce qu'est « l’armure de botte cassée » ? Quel équipement peut-on désigner sous cette expression bizarre ?
Et que signifie «botte cassée»? S’agirait-il de chaussures en très mauvais état ?
L'origine de cette expression est italienne : «armatura a botta » et « armatura di tutta botta». Ce qui se traduit en français au 14° et 15° siècle par « armure de botte cassée ».
« Botte » doit être compris ici au sens que ce mot a en escrime, c’est à dire: « coup ». L’adjectif « cassée » est la transposition de l'italien « casso » qui a le même sens que « cassus » en latin, et s’employait couramment pour qualifier un Coup parfaitement amorti par l’armure(1).
Ces « armures de botte cassée » étaient tout simplement, si l’on peut dire, des armures qui rendaient les coups vains, inutiles, tant elles étaient solides. En France comme en Italie, dès le milieu du 14° siècle, on faisait subir aux armures une épreuve de solidité à l’aide de flèches ordinaires. Puis on utilisa des flèches, et des viretons avec les arbalètes, de construction spéciale, munis de pointes d’une trempe exceptionnelle ; les flèches et les viretons d’épreuve.
Dans les textes italiens de la même époque, on parle de «platas de mega prova » ce qui signifie « flèche de demi-épreuve » (NDLR : et non pas de « grande épreuve » comme un certain préfixe grec pourrait le laisser supposer !).
Ces flèches étaient sans doute moins performantes que les « flèches d'épreuve entière » où « ferrées de fers d'épreuve » ou « flesches de trait d'espreuve » ou « fers à esprouver harnas » selon les différents documents, en langue française ceux-là.
Deux précautions valant mieux qu’une, même si son armure avait subi « l'épreuve » chez le fabricant, l'utilisateur préférait vérifier lui-même qu’une fois revêtu de cet équipement, il serait à l’abri des mauvais coups.
Et pour cela, rien de tel que de la soumettre à une nouvelle série de tests. Les armuriers livraient donc en général leurs armures avec quelques flèches, ou viretons, d’épreuve.
Dans les descriptions des livraisons des armuriers, on trouve fréquemment des lots de plusieurs centaines, parfois plusieurs milliers, de flèches accompagnées de quelques flèches d’épreuve.
Il n’était pas besoin de posséder ces flèches ou viretons d’épreuve en grand nombre puisqu'ils n’étaient utilisés que pour l'épreuve de solidité et pas pendant les combats.
Ces projectiles particuliers sont également toujours soigneusement décrits à part dans les inventaires et les livres de compte, et l’on peut constater que leur coût de fabrication était toujours nettement plus élevé que celui des flèches et viretons ordinaires.
Puis l’épreuve par les armes à feu viendra se substituer à l’épreuve par l'arc et l’arbalète et, avant même que l’usage des armures soit abandonné, les expressions techniques imagées « armure de botte cassée », « flèches d'épreuve », etc … seront peu à peu oubliées… pour n’être redécouvertes que plusieurs siècles plus tard.
(1) C. Buttin cite un vers du poète italien l’Arioste : « Nonfu già l’altro colpo vano e casso » dont il donne la traduction suivante : « Mais l’autre Coup ne fut pas vain et inutile » dans laquelle on retrouve le sens de « casso » : « inutile ».
NB : Cet article est, pour l’essentiel, et à l’exception de la note (1), le résumé d’une étude publiée dans la Revue Savoisienne, fascicule n° 4 de 1906 sous le titre : « LES FLECHES D'EPREUVE et les Armures de Boîte cassée » L'auteur, Charles Buttin, était un spécialiste des armes, membre de la Société d'Histoire et d’Archéologie de Chambéry
« - Lorsque j'étais officier dans l'armée des Indes, vers 1880, j'ai vu des indous se servir d'un simple arc pour lancer des billes de terre cuite. - Mais comment la bille lancée par la corde dans le plan de l'arc ne vient-elle pas heurter l'arc et même les doigts du tireur ? - Il suffit, pour éviter cet inconvénient, de donner au moment du décocher, un tour de poignet en dehors, de la main gauche qui tient l'arc, tour qui s'acquiert assez facilement. »
Cette conversation, avec le conservateur de la Tour de Londres, incita Charles BUTTIN, spécialiste des armes et membre de la Société d'Histoire et d’Archéologie de Chambéry, à entreprendre des recherches, qui durèrent 27 ans, pour découvrir que de tels arcs avaient été également utilisés en Europe, comme le supposait, en 1900, le vicomte DILLON, conservateur de la Tour de Londres.
Des « arbalètes à jalets » (1) ont été pendant longtemps utilisées dans plusieurs pays d'Europe Leur nom était la traduction littérale du nom latin « balliste globularia ». Ce sont des armes de chasse dont la description suivante figure dans un article, publié en 1837, sur les armes de jet employées à la chasse : « On construisait, pour la chasse du menu gibier, des arbalètes destinées à lancer des boules de terre cuite ou desséchée ; on les appelait arcs à jallet.
Au lieu d'être droite, la partie de l'arbrier comprise entre l'arc et la noix était fortement concave. Elles avaient une double corde “dont les deux branches étaient séparées par des petits morceaux d'ivoire ou d'acier. Au milieu de cette double corde était placée une petite bourse dans laquelle se plaçait la balle. »
Charles BUTTIN supposait que le terme « arc » avait été employé à tort à partir d’une certaine époque, au lieu et place d’arbalète, et que l’on avait confondu, également à tort, les deux armes.
Ses recherches lui permirent de découvrir des documents datant du XV° siècle faisant état de livraison d’arcs à jalet et d’arbalètes à jalet, au roi Louis XI.
La preuve était faite que les deux armes ont coexisté et ont été utilisées en France au moins jusqu’au XVT° siècle.
Lorsque l’arc à jalet disparut, et céda la place à l’arbalète puis aux armes à feu, il demeura une arme de femme pour la chasse aux petits oiseaux.
Des reines célèbres telles Catherine Médicis et Marie Leczinska l’utilisèrent. Mais c'était, il faut bien le dire, un engin dont l’emploi, surtout au cours de l’apprentissage, était parfois douloureux. Le tour de poignet, dont parle le vicomte DILLON, ne s’acquérait pas en un jour et le choc des boules de terre cuite sur la main d’arc ne devait pas être très agréable. Si l’on avait pu adapter le fût des arbalètes, il n’était pas possible d’en faire autant avec les arcs.
Bien que l’arc à jalet ait été utilisé jusqu’à une époque assez récente aux Indes, pays dans lequel ils étaient largement implantés, les anglais n’en ont pas conservé un souvenir particulier. Un britannique anonyme a toutefois laissé une description détaillée de cet arc et de son utilisation dans les Indes au début du XX° siècle. On apprend ainsi que ces arcs avaient une puissance de 40 à 50 livres, que l’on pouvait aisément tirer en vol des oiseaux tels que milans, des corneilles, des mouettes ou des perroquets à une distance de 50 à 60 yards (env. 50 m) ; que les balles — ou jalets — étaient en de argile délayée dans un peu d’huile, séchés à l'ombre, et que l’on pouvait les tirer à une distance de 150 yards (env. 130 m alors qu’une balle de mousquet ne dépassait pas 120 yards (env. 110 m). Pour la petite chasse, et comparée fusils de l’époque, cette arme était parfaite: elle ne faisait aucun bruit dégageait pas de fumée, n’effrayait pas le gibier et se rechargeait très rapidement. C'était une version perfectionnée du lance-pierres.
A notre époque toujours avide nouveautés spectaculaires, qu’attendons-nous pour réhabiliter cet ancêtre oublié organisant un concours, un challenge un championnat de tir à l’arc à jalet ? Mais gare aux poignets fragiles et aux doigts délicats !
(1) « jalet » s’écrit parfois avec un seul l parfois avec deux l. Ce mot est synonyme de « galet » ou, plus exactement, le même mot orthographié différemment, ce qui était très courant au XIX° siècle.
NB. cet article, à l'exception du dernier paragraphe et de la note (1) est le résumé d’un texte publié en 192 par Charles BUTTIN dans le « Mémoires de la Société d'Histoire et d’Archéologie» de Chambéry.